CHAPITRE 20

Ils revinrent prudemment sur leurs pas, en louvoyant entre les arbres morts, les souches et les branches tombées à terre, et en se guidant sur leur feu de camp. L’ennui, se dit Garion, c’est qu’il attirerait de la même façon les Mâtins de Torak. Zakath avançait avec circonspection, la main sur la poignée de son épée. Il avait l’air beaucoup moins fringant, tout à coup.

Ils retrouvèrent leurs amis assis autour de la fosse à feu, dans la petite clairière où ils s’étaient installés.

— Il y a un Mâtin dans le coin, annonça tout bas Garion. Je l’ai entendu hurler.

— Tu as compris ce qu’il disait ? demanda âprement Belgarath.

— Nous ne parlons pas la même langue, Grand-père, mais j’ai eu l’impression qu’il appelait quelqu’un ou quelque chose.

— Probablement le reste de la meute, grommela le vieux sorcier. Les Mâtins chassent rarement seuls.

— La lueur de notre feu est assez visible, même de loin, remarqua le jeune roi de Riva.

— Problème réglé, répondit aussitôt Durnik en jetant de la terre sur les braises.

— Tu as une idée de la direction d’où il venait ? reprit Belgarath.

— D était assez loin. Sur la route, je pense.

— Peut-être était-il à notre recherche ? hasarda Silk.

— Tout ce que j’ai compris, c’est qu’il suivait quelque chose.

— Si c’est après nous qu’il en a, je pourrai toujours nous en débarrasser avec la poudre que j’ai utilisée à Ashaba, leur assura Sadi.

— Qu’en penses-tu, Beldin ?

— Ça ne marchera pas, déclara le petit sorcier bossu qui était accroupi par terre et traçait distraitement un diagramme obscur avec un bout de bois. Les Mâtins ne sont pas vraiment des chiens. Ils ne se contentent pas de suivre aveuglément le meneur de la meute. Quand ils nous auront repérés, ils se déploieront en éventail et ils nous attaqueront de tous les côtés à la fois. Nous avons intérêt à inventer autre chose.

— Et vite, ajouta Silk en regardant nerveusement autour de lui.

— Je m’en occupe, fit calmement Polgara en ôtant sa cape bleue et en la tendant à Durnik.

— Qu’as-tu l’intention de faire au juste, Pol ? s’enquit Belgarath d’un ton méfiant.

— Je ne sais pas encore, Vieux Loup. Mais je vais bien inventer quelque chose en route. Comme tu le fais si souvent.

Elle se redressa. Une étrange luminescence entoura brièvement sa silhouette, qui devint floue. La lueur ne s’était pas encore estompée qu’elle s’éloignait déjà à tire-d’aile entre les arbres fantomatiques.

— Je n’aime pas la voir faire ça, maugréa Belgarath.

— Tu le fais sans arrêt, toi, rétorqua Beldin.

— Ce n’est pas pareil.

Zakath contemplait la forme spectrale de la chouette qui disparaissait dans le lointain.

— C’est incroyable ! fit-il en réprimant un frisson. Je dois dire que je n’y comprends rien. Vous êtes tous sorciers, ou du moins plusieurs d’entre vous. Vous ne pouvez pas… ?

Il esquissa un vague geste de la main dans le vide.

— Non, répondit fermement Garion en secouant la tête.

— Et pourquoi pas ?

— A cause du bruit. Un bruit inaudible pour les gens normaux, mais que nous pouvons entendre, et les Grolims aussi. Si nous tentions quoi que ce soit par ce moyen, tous les Grolims de Darshiva nous tomberaient dessus. On en fait tout un plat, Zakath, et il faut bien dire que la sorcellerie nous permet d’effectuer des choses impossibles au commun des mortels, mais elle s’accompagne de tant de restrictions que ça vaut rarement le coup. À moins d’être très pressé, évidemment.

— Je ne savais pas, admit l’empereur de Mallorée. Et les Mâtins, ils sont vraiment aussi gros qu’on le dit ?

— Sans doute même davantage, répondit Silk. Ils sont de la taille de petits chevaux.

— Vous êtes un curieux individu, Kheldar, et je n’ose vous croire. Il faudra que j’en voie un de mes propres yeux.

— Je vous souhaite de ne jamais vous en trouver assez près pour ça.

— Vous ne croyez pas à grand-chose, hein ? commenta Belgarath entre ses paupières étrécies.

— Je ne crois que ce que je vois, acquiesça Zakath en haussant les épaules. Avec le temps, j’ai fini par douter de la plupart des choses auxquelles j’accordais foi.

— Ça pourrait vous coûter cher un jour, soupira le vieux sorcier. Imaginez que nous soyons obligés d’agir vite et que nous n’ayons pas le temps de vous expliquer la situation : vous vous voyez rester planté là, à bayer aux corneilles ? Il serait peut-être temps que nous vous mettions un peu au courant de certains détails.

— Je vous écoute. Je ne vous promets pas de croire tout ce que vous me direz, mais vous pouvez y aller.

— Je préfère laisser ce soin à Garion. Il faut que je reste en contact avec Pol. Si vous retourniez monter la garde à la lisière du bosquet, tous les deux ? Il pourrait commencer à vous expliquer un peu les choses. Tâchez de ne pas faire preuve de scepticisme rien que pour le principe.

— Ça, on verra, rétorqua Zakath.

Le jeune roi de Riva et l’empereur de Mallorée passèrent l’heure suivante accroupis derrière un arbre abattu, à l’orée du bosquet – heure pendant laquelle les certitudes de Zakath furent sérieusement battues en brèche. Garion mit ce temps à profit pour lui parler à mi-voix, tout en gardant les yeux et les oreilles en éveil. Il commença par lui raconter les grandes lignes du Livre d’Alorie, il lui énuméra les points saillants du Codex mrin, il lui dit ce qu’il savait de la vie de Belgarath le sorcier puis il passa au principal : les avantages et les limites du Vouloir et du Verbe, comme la faculté de projeter une image de soi à distance, la translocalisation, la métamorphose et bien d’autres possibilités, mais aussi le bruit mystérieux qui accompagne le recours à ce que les gens ordinaires appellent la sorcellerie, l’épuisement du sorcier après y avoir eu recours, et le seul interdit absolu, l’impossibilité de détruire une chose existante.

— C’est ce qui est arrivé à Ctuchik, conclut-il. Il avait une peur affreuse de ce qui arriverait si je mettais la main sur l’Orbe, et il a oublié qu’il violait la règle en essayant de la détruire.

Dans l’obscurité, le Mâtin poussa à nouveau son cri, et d’autres hurlements lui répondirent d’un peu partout.

— Ils se rapprochent, murmura Garion. Pourvu que tante Pol fasse vite.

Mais Zakath ruminait toujours ce que lui avait raconté Garion.

— Vous voulez dire que c’est l’Orbe qui a tué Ctuchik, et non Belgarath ? chuchota-t-il.

— Ce n’était pas l’Orbe non plus ; c’était l’univers. Vous tenez vraiment à entrer dans des considérations théologiques ?

— Je suis encore plus sceptique dans ce domaine.

— Ça, Zakath, c’est la seule chose que vous ne pouvez pas vous permettre. Il faut croire. Sans ça, nous échouerons, et si nous sommes vaincus, c’est le monde qui perdra la partie, et il ne s’en remettra jamais.

Un hurlement retentit tout près d’eux, cette fois.

— Ne faites pas de bruit, souffla âprement Garion. Les Mâtins ont l’ouïe fine.

— Les chiens ne me font pas peur, Garion, aussi gros soient-ils.

— Là, vous commettez peut-être une erreur capitale. La peur est une bonne assurance sur la vie. Enfin… Si j’ai bien compris, voilà comment les choses se sont passées : UL a créé toutes choses.

— Je croyais que l’univers était juste sorti du néant.

— D’accord, mais c’est UL qui l’en a fait sortir. Puis Il a uni Sa pensée à la conscience de la Création et les Sept Dieux ont vu le jour.

— Les Grolims disent que c’est Torak qui a tout fait.

— C’est ce qu’il leur avait raconté. C’est l’une des raisons pour lesquelles il a fallu que je Le tue. Il Se croyait au-dessus d’UL et de la Création. Il se trompait. La Création n’est à personne. Elle n’appartient qu’à elle-même, et c’est elle qui fait les règles.

— Elle ?

— Évidemment. C’est la mère de toutes choses – de vous, de moi, de cette pierre, de l’arbre mort derrière lequel nous nous abritons. Tout est lié au sein de la Création, et elle ne laissera rien défaire qui aura un jour été créé.

Garion ôta son casque et se gratta la tête. Il transpirait là-dessous.

— Je suis vraiment désolé, Zakath, soupira-t-il en remettant son couvre-chef, je sais que ça vous tombe dessus un peu brutalement, mais nous n’avons pas le temps de tourner autour du pot. Nous sommes tous embarqués dans la même galère, et nous n’y pouvons rien, ni vous ni moi. Nous sommes affreusement peu faits pour cette tâche, tous les deux, ajouta-t-il avec un pauvre sourire, mais notre mère a besoin de nous. Êtes-vous prêt à la servir ?

— Je suis prêt à tout, ou à peu près, répondit le Malloréen d’une voix atone. Quoi que Cyradis ait pu dire là-bas, je ne m’attends pas à revenir de là vivant, de toute façon.

— Vous êtes sûr de ne pas être arendais ? rétorqua Garion d’un ton soupçonneux. Notre but, c’est la vie, Zakath, pas la mort. Mourir, c’est échouer. Ne faites pas ça. Il se pourrait que j’aie besoin de vous pour la suite. La voix m’a dit que vous aviez un rôle à jouer dans ce qui nous attend. Je pense que nous approchons de l’horreur ultime. Vous serez peut-être amené à me soutenir le moment venu.

— Quelle voix ?

— Celle que j’ai là-dedans, fit Garion en se tapotant le front. Je vous expliquerai plus tard. Je crois vous avoir donné assez de sujets de réflexion comme ça.

— Vous entendez des voix ? Ça porte un nom, vous savez.

— Je ne suis pas fou, Zakath, répliqua-t-il avec un sourire. J’ai parfois des moments d’égarement, mais je ne perds jamais mon emprise sur la réalité.

Un vacarme épouvantable oblitéra soudain toute pensée et il crut que sa tête allait éclater.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama Zakath.

— Vous avez entendu quelque chose ? riposta son compagnon, stupéfait. Vous n’auriez dû vous rendre compte de rien !

— Ça a fait trembler le sol, Garion. Regardez par là, fit Zakath en tendant le doigt vers une trombe de feu qui montait vers le ciel noir, au nord. Qu’est-ce que ça peut bien être ?

— Ça, c’est un coup de tante Pol. Mais elle ne fait pas tant de bruit, d’ordinaire. Écoutez !

Les hurlements du Mâtin, qui se rapprochaient de façon si inquiétante pendant qu’ils parlaient, avaient laissé place à des jappements de douleur.

— Ça a dû lui casser les oreilles, commenta le jeune roi de Riva. Je peux vous dire que les miennes ont rudement trinqué !

Le chien de Torak se remit à hurler, bientôt imité par ses congénères. Le vacarme s’éloigna vers le nord et la colonne de flammes.

— A mon avis, nous n’avons plus besoin de monter la garde, conclut Garion. Nous pouvons retourner auprès des autres.

Belgarath et Beldin étaient tout pâles. Ils avaient dû en prendre un coup. Même Durnik avait l’air un peu ébranlé.

— Elle n’a pas fait un tintouin pareil depuis son seizième anniversaire, marmonna le petit sorcier bossu, les yeux papillotants. Vous ne l’auriez pas engrossée, des fois ? hasarda-t-il en regardant le forgeron.

Les étoiles étaient cachées derrière les nuages et il faisait très sombre, mais Garion vit son ami piquer un fard.

— Je ne vois pas le rapport, objecta Belgarath.

— Ce n’est qu’une théorie, répondit Beldin. Je ne peux rien prouver, puisque Polgara est la seule sorcière de ma connaissance et qu’elle n’a encore jamais été enceinte.

— Je suis sûr que tu nous expliqueras tout ça un jour.

— Ce n’est pas compliqué, écoute : la gestation entraîne un profond bouleversement dans l’organisme féminin. Elle s’accompagne inévitablement d’effets secondaires sur ses émotions et son processus de pensée, or contrôler son Vouloir exige une concentration, une maîtrise de soi dont une femme enceinte peut ne plus être tout à fait capable. Ce qui se passe, tu comprends, c’est que…

Il leur décrivit par le menu les conséquences physiques, émotionnelles et intellectuelles de la grossesse, ceci dans des termes si crus, d’un réalisme tel que Ce’Nedra et Velvet finirent par battre en retraite, emmenant Essaïon avec elles. Un instant plus tard, Durnik les rejoignait.

— Tu as inventé ça tout seul ? s’informa Belgarath.

— J’ai eu le temps de cogiter pendant que je montais la garde devant la grotte où Zedar avait caché Torak.

— Alors il t’a fallu cinq cents ans pour échafauder cette hypothèse ?

— Au moins, je suis sûr d’avoir fait le tour de la question, décréta Beldin en haussant les épaules.

— Tu aurais pu demander à Pol, elle t’aurait renseigné tout de suite.

Le petit sorcier bossu accusa le coup.

— Tiens, je n’y avais pas pensé…

Belgarath s’éloigna en secouant la tête avec accablement.

Quelques instants plus tard, un cri strident ébranlait la nuit, vers l’ouest.

— Couchez-vous ! s’écria Belgarath. Et taisez-vous !

— Que se passe-t-il ? s’écria Zakath.

— Chut ! lança Beldin. Elle va vous entendre.

Un formidable battement d’ailes ébranla les nuées, un nuage de flammes d’un orange sale creva les ténèbres et l’énorme bête passa au-dessus d’eux dans un hurlement strident.

— Qu’est-ce que c’était que ça ? demanda l’empereur de Mallorée en claquant des dents.

— Zandramas, murmura Garion. Taisez-vous. Elle est peut-être encore dans le coin.

Ils attendirent.

— On dirait qu’elle est allée voir ce qui a fait ce bruit, supputa Belgarath à voix basse.

— Au moins, ce n’est pas après nous qu’elle en a, nota Silk avec soulagement.

— Pas pour le moment, en tout cas.

— Alors ce n’était pas un vrai dragon ? reprit Zakath.

— Pas vraiment, confirma le vieux sorcier. Garion avait raison. C’était Zandramas. Enfin, sous son autre forme.

— Elle manque un peu de discrétion, non ?

— Elle a une fâcheuse tendance à l’ostentation. Elle ne peut pas rester deux minutes sans faire quelque chose de spectaculaire. Ce n’est pas une femme pour rien.

— Je vous ai entendu, Belgarath, grinça Ce’Nedra, de l’autre côté de la clairière.

— Hum… disons que je ne me suis peut-être pas tout à fait exprimé comme je voulais, fit-il en manière d’excuse.

La chouette aux ailes de neige revint silencieusement entre les arbres morts. Elle plana un instant près du feu, puis son image se brouilla et elle reprit forme humaine.

— Je voudrais bien savoir ce que tu as fait là-bas, commença aussitôt Belgarath.

— J’ai réveillé un volcan éteint, répondit-elle en récupérant la cape que Durnik tenait toujours et en la drapant autour de ses épaules. Les Mâtins sont-ils allés voir ?

— Oui, et ça n’a pas traîné, lui assura Garion.

— Zandramas y est allée aussi, ajouta Silk.

— Je l’ai vue, acquiesça la sorcière avec un petit sourire. Je dois dire que c’est assez inespéré. Une fois sur place, elle tombera probablement sur les Mâtins en train de rôder dans le coin et il se pourrait qu’elle décide d’en nettoyer la région. Je doute qu’ils reviennent nous ennuyer de sitôt. Elle serait sûrement désolée d’apprendre qu’elle nous a été utile à quelque chose.

— Ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi tu as fait autant de bruit, s’informa Beldin.

— C’était voulu. Je voulais être sûre que le bruit attirerait tous les Mâtins et éventuellement les Grolims qui pouvaient être dans la région. Zandramas n’était que la cerise sur le gâteau. Si tu ranimais le feu, mon Durnik ? Je pense que nous pouvons tranquillement nous occuper du dîner, maintenant. Nous ne devrions plus être dérangés.

Ils démontèrent les tentes dès les premières lueurs de l’aube. Le volcan de Polgara vomissait encore des tourbillons de fumée et de cendres qui s’ajoutaient à la couverture nuageuse. La lumière était sinistre et l’air sentait le soufre.

— Ça va être agréable de voler là-dedans, remarqua aigrement Beldin.

— Il faut pourtant que nous sachions ce qui nous attend le long de la route, insista Belgarath.

— Je sais bien. Je ne suis pas stupide. C’était une simple observation.

Il se pencha légèrement en avant, se métamorphosa et prit son envol.

— Je ne sais pas ce que je donnerais pour avoir un faucon comme ça, commenta Zakath d’un air rêveur.

— Vous risqueriez d’avoir des problèmes de dressage, nota Belgarath. Ce n’est pas un oiseau facile à vivre.

— Et celui qui tenterait de lui mettre un chaperon aurait de fortes chances d’y laisser un doigt, ajouta Polgara.

Il était près de midi lorsque Beldin revint à tire-d’aile.

— Préparez-vous ! hurla-t-il avant même d’avoir achevé sa métamorphose. Il y a une dizaine de Gardes du Temple juste derrière la colline et ils viennent par ici avec un Mâtin !

Garion portait la main à la poignée de son épée lorsqu’il entendit un sifflement caractéristique. Zakath avait dégainé son arme.

— Non ! lui ordonna-t-il sèchement. Ne vous mêlez pas de ça.

— Vous pouvez toujours dire ce que vous voulez, rétorqua le Malloréen.

— Je m’occupe du chien, annonça Sadi en cherchant dans la bourse qu’il avait à la ceinture la poudre qui avait démontré son efficacité à Karanda.

Ils se déployèrent, l’arme au poing, tandis qu’Essaïon menait les femmes à l’arrière.

Le Mâtin apparut en haut de la colline et s’arrêta en les voyant. Puis il rebroussa chemin et disparut.

— Ça y est, commenta Belgarath. Nous sommes repérés.

Les Gardes arrivèrent à leur tour au sommet de la butte. Garion remarqua que les hommes en cottes de mailles n’étaient pas armés de lances mais d’épées et de boucliers. Ils marquèrent un temps d’arrêt, comme s’ils évaluaient la situation, puis ils chargèrent, le Mâtin en tête. L’énorme bête se jeta sur eux de sa souple démarche, un grondement sourd retroussant ses babines selon un rictus démoniaque qui dévoilait ses terribles crocs. Sadi talonna sa monture et se précipita à sa rencontre. Quand le Mâtin se redressa sur ses pattes de derrière pour l’arracher à sa selle, l’eunuque lui jeta froidement une poignée de poudre en pleine face. Le Mâtin secoua la tête, éternua une fois, puis il écarquilla les yeux et son grognement se mua en un gémissement apeuré. Il poussa soudain un cri aigu terrifiant, à moitié humain, fit volte-face et détala en hurlant de terreur.

— Allons-y ! s’écria Garion en fonçant sur les Gardes qui dévalaient la colline.

C’étaient des adversaires autrement plus redoutables que les soldats darshiviens, et ils avaient l’air décidés à ne pas faire de quartier. La charge était menée par le plus corpulent des membres du groupe, qui montait un gigantesque destrier. Garion lui fit vider les étriers d’un seul coup de son énorme épée.

Il entendit un cliquetis métallique sur sa gauche, mais il n’osait détourner le regard des Gardes qui fondaient sur lui. Il en fit encore tomber deux à terre et Chrestien rentra de plein fouet dans le cheval d’un troisième, le projetant au sol avec son cavalier. Puis Garion se retrouva de l’autre côté des rangs ennemis. Alors il fit volte-face.

Zakath avait apparemment réglé le compte d’un premier assaillant, seulement il était pris en tenaille par deux autres. Garion talonna Chrestien afin de voler à son aide, mais Toth le devança. D’une de ses vastes mains il cueillit l’un de ses adversaires, l’arracha à sa selle et l’expédia la tête la première contre un gros rocher sur le bas-côté de la route. Ceci permit au Malloréen de s’occuper de son autre ennemi. Il esquiva habilement quelques coups d’épée et l’embrocha sans autre forme de procès.

Pendant ce temps, les dagues de Silk faisaient œuvre de mort. Le cheval de l’un des Gardes tournait en rond, affolé. Son cavalier était plié en deux, les mains crispées sur la poignée d’un poignard fiché dans son estomac. Le petit Drasnien fit un bond acrobatique et retomba en croupe, derrière un autre Garde qui, pris au dépourvu, ne put rien faire pour l’empêcher de lui trancher le cou d’un ample mouvement du bras. L’homme cracha un flot de sang et tomba à la renverse.

Les deux derniers Gardes tentèrent de prendre la fuite, mais Durnik et Beldin étaient déjà sur eux. Ils les frappèrent à coups redoublés, l’un avec sa hache, l’autre de son gourdin. Les hommes en cottes de mailles tombèrent à bas de leurs montures et se tordirent dans la poussière de la route comme des vers coupés en deux.

— Ça va, Zakath ? appela Garion.

— Ça va, Garion, répondit le Malloréen, un peu essoufflé quand même.

— On dirait que la technique revient, dites donc.

— C’est une question de motivation, commenta le Malloréen en regardant d’un œil songeur les cadavres épars sur le sol. Dès que tout ça sera fini, je ferai démanteler ces organisations. La notion de milice privée commence à me hérisser.

— En avez-vous vu fuir ? s’enquit Silk avec un regard circulaire.

— Pas un seul, lui assura Durnik.

— Bien. Au moins, nous n’avons pas à craindre de voir arriver des renforts. Ce que je me demande, c’est ce qu’ils faisaient si loin au sud, réfléchit tout haut le petit homme au museau de fouine.

— Pour moi, ils étaient chargés de fomenter des troubles de façon à éloigner une partie des troupes darshiviennes du gros de l’armée d’Urvon, répondit Belgarath. Nous avons intérêt à faire attention, à partir de maintenant. Je ne serais pas étonné que la région grouille de soldats d’ici peu. Tu sais ce que j’aimerais, Beldin, c’est que tu ailles jeter un coup d’œil aux alentours. Essaie de voir ce que prépare Urvon et où sont les Darshiviens. Il ne manquerait plus que nous nous retrouvions pris entre les deux.

— Ça va prendre un moment, répondit le bossu. Darshiva est un endroit assez vaste.

— Raison de plus pour t’y mettre tout de suite, hein ?

Ils passèrent la nuit dans un village abandonné. Belgarath et Garion explorèrent les ruines et confirmèrent qu’ils étaient bien seuls. Le lendemain matin, les deux loups partirent en éclaireurs mais ne rencontrèrent pas âme qui vive.

Le faucon à bande bleue revint en fin de journée.

— Urvon a réussi à forcer votre barrage, Zakath, annonça-t-il. Il faut croire que l’un de ses généraux, au moins, connaît son affaire. Ses troupes sont déjà dans les montagnes de Dalasie et redescendent vers le sud à marche forcée. Atesca a dû rester près de la côte pour retenir les Darshiviens et leurs éléphants.

— Tu as vu Urvon ? s’enquit Belgarath.

— Oui, répondit le petit sorcier bossu avec un vilain rire caquetant. Ce fou délirant se fait trimbaler sur son trône par deux douzaines de soldats et les gratifie de tours de passe-passe pour leur prouver sa divinité. Pour moi, il n’aurait même plus le pouvoir de faire faner une fleur.

— Et Nahaz est avec lui ?

— Tout à côté, acquiesça Beldin. Il passe son temps à lui parler à l’oreille. Sans doute pour l’empêcher d’échapper à son contrôle. Si son jouet favori se mettait à donner des ordres anarchiques, son armée pourrait tourner en rond dans ces montagnes pendant une génération.

— Ça ne colle pas, fit Belgarath en fronçant les sourcils. D’après tout ce qu’on nous a dit, la seule chose qui intéressait désormais Nahaz et Mordja c’était de régler leurs comptes personnels.

— C’est peut-être déjà fait, répondit le bossu en haussant les épaules. Dans ce cas, Mordja aurait perdu le combat.

— Ça, j’en doute. Une explication de ce genre aurait fait du bruit. Nous aurions entendu quelque chose.

— Qui peut dire pourquoi agissent les démons ? rétorqua Beldin en grattant vigoureusement sa tignasse feutrée. Regardons les choses en face, Belgarath : Zandramas sait qu’elle doit aller à Kell, Nahaz aussi. Ça tourne à la course de vitesse. Nous essayons, tous autant que nous sommes, d’arriver en premier auprès de Cyradis.

— J’ai l’impression d’oublier quelque chose, marmonna Belgarath. Quelque chose d’important.

— Ça te reviendra. Ça prendra peut-être des mois, ou des années, mais ça finira bien par te revenir.

Belgarath se dispensa de répondre.

Les tourbillons de fumée et de cendres commencèrent à se dissiper en fin de journée, mais la lumière filtrant sous l’épaisse couverture nuageuse demeura tout aussi lugubre. Darshiva était vraiment le royaume des arbres morts, des champignons pourris et de l’eau croupie. L’eau commençait d’ailleurs à poser un sérieux problème. Ils en avaient depuis longtemps épuisé les réserves qu’ils avaient emportées en quittant le campement malloréen du bord de la Magan. Aussi, à la tombée de la nuit, Belgarath et Garion laissèrent-ils leurs compagnons continuer le long de la route pour repartir en éclaireurs sous leur forme de loup. Seulement, ils étaient moins à l’affût des ennuis que de l’eau fraîche, à présent. Leur flair exercé repérait aisément l’odeur nauséabonde des mares d’eau stagnante et ils passaient devant sans ralentir.

Dans une forêt maudite, plantée d’arbres morts depuis des lustres, Garion rencontra un autre loup. Ou plutôt une louve, une femelle étique, au poil terne, qui se traînait péniblement sur ses pattes avant. Elle le regarda avec méfiance et releva les babines dans un grognement menaçant.

Il s’assit sur son derrière pour exprimer ses intentions pacifiques.

— Que vient-on faire en ces bois ? lui demanda-t-elle dans le langage des loups.

— Je vais d’un endroit à un autre, répondit-il civilement. Mon intention n’est pas de chasser sur ce territoire. Je cherche seulement de l’eau propre pour me désaltérer.

— Il y a de l’eau claire de l’autre côté de cette hauteur, reprit-elle en lui indiquant du regard une colline, plus loin dans la forêt. L’on peut y boire jusqu’à plus soif.

— Je voyage en compagnie, annonça-t-il alors.

— En meute ?

Elle s’approcha de lui avec circonspection et le flaira.

— Je sens l’odeur des deux-pattes, fit-elle d’un ton accusateur.

— Certains dans ma meute sont des deux-pattes, admit-il. Où est la meute de celle-ci ?

— Partie. Quand toutes les proies ont fui la région, ceux de ma meute sont allés dans les montagnes. Je n’ai pu les suivre, continua-t-elle en léchant sa patte blessée.

— Où est le compagnon de celle-ci ?

— Il ne court plus, il ne chasse plus. Je retourne parfois voir ses ossements, dit-elle avec un tel calme, une telle dignité que Garion en eut la gorge serrée.

— Comment celle-ci chasse-t-elle avec sa patte blessée ?

— J’attends sans bouger que passent à ma portée des êtres sans méfiance. Ils sont bien petits et je n’ai pas mangé à ma faim depuis plusieurs saisons.

— Grand-père ! appela mentalement Garion. J’ai besoin de toi.

— Des ennuis ? répondit la pensée du vieux sorcier.

— Ce n’est pas ce que tu pourrais croire. D’abord, j’ai trouvé de l’eau. Mais fais attention en venant. Ne cours pas. Tu lui ferais peur.

— Peur ? À qui ça ?

— Tu comprendras en venant ici.

— À qui celui-ci parle-t-il ? lui demanda la louve.

— Vous avez entendu ? répliqua-t-il, surpris.

— Non, mais l’on avait l’air de parler à quelqu’un.

— Nous pourrons en discuter après qu’un certain temps aura passé. Le chef de ma meute va venir ici. Il lui revient de prendre certaines décisions.

— C’est bien ainsi.

Elle se coucha sur le ventre, se remit à lécher sa patte.

— Comment celle-ci a-t-elle été blessée ?

— Les êtres humains cachent des choses sous les feuilles : J’ai marché sur l’une de ces choses. Elle m’a mordu la patte et elle avait de très fortes mâchoires.

Belgarath arriva au petit trot entre les arbres morts. Il s’arrêta et s’assit pour la regarder, la langue pendante.

La louve posa son museau sur le sol dans une attitude de soumission et de respect.

— Quel est le problème ? demanda silencieusement Belgarath.

— Elle s’est pris la patte dans un piège, répondit Garion. Sa meute l’a abandonnée et son compagnon est mort. Elle est blessée et elle a faim.

— Ce sont des choses qui arrivent.

— Je ne l’abandonnerai pas à la mort.

Belgarath le regarda longuement, sans ciller.

— Non, répondit-il enfin. Ça ne te ressemble guère, et je n’aurais que mépris pour toi si tu faisais une chose pareille.

Il s’approcha de la louve et la flaira.

— Comment va notre petite sœur ? demanda-t-il dans la langue des loups.

— Pas très fort, vénérable chef, répondit-elle dans un soupir. Je ne chasserai sans doute plus longtemps.

— Tu vas te joindre à ma meute et nous nous occuperons de ta blessure. Nous t’apporterons la viande dont tu as besoin. Où sont tes jeunes ? Je sens leur odeur sur ton pelage.

Garion laissa échapper un petit jappement de surprise.

— Il ne m’en reste qu’un, répliqua la louve. Et il est très faible.

— Emmène-nous vers lui. Nous allons le remettre sur pattes.

— Tu ordonnes et j’obéis, vénérable chef, acquiesça-t-elle, subjuguée.

— Pol, viens ici, appela mentalement Belgarath. Prends la forme de ta mère, ajouta-t-il avec une autorité beaucoup plus proche de celle du canis lupus que de l’homme.

— Oui, Père, répondit Polgara, le premier instant de surprise passé.

Elle arriva peu après. Garion la reconnut à la strie blanche qui ornait son pelage, au-dessus de son œil d’or.

— Qu’y a-t-il, Père ? s’enquit-elle.

— Notre petite sœur, que voici, est blessée, répondit Belgarath. Elle a mal à la patte. Peux-tu la soigner ?

L’arrivante s’approcha de la louve et flaira sa blessure.

— La plaie est infectée, répondit-elle mentalement. Mais l’os n’a pas l’air cassé. Quelques jours d’emplâtre et elle devrait être rétablie.

— C’est bien. Tu vas t’en occuper. Elle a un jeune. Nous allons le chercher. Elle va se joindre à notre meute, ainsi que son petit, ajouta-t-il comme Polgara l’interrogeait du regard. Ils vont venir avec nous. C’est l’idée de Garion, ajouta-t-il en esprit. Il refuse de l’abandonner ici.

— Noble décision. Mais est-ce bien raisonnable ?

— J’en doute, mais il ne veut pas en démordre. Il croit que c’est son devoir et je suis plus ou moins d’accord avec lui. Mais il va falloir que tu lui expliques certaines choses, à elle. Elle a toutes les raisons de se méfier des hommes, et je ne tiens pas à ce qu’elle panique quand nous rejoindrons les autres. Tout ira bien, désormais, petite sœur, reprit-il à l’intention de la louve. Allons chercher ton jeune, maintenant.

La sorciere de Darshiva
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